Groupe Rissois d'Histoire Locale. Association "loi 1901"
30 Décembre 2019
« L'Assistance publique, bonne fille, a pris récemment des dispositions pour ne pas séparer dans ses domaines les partisans de l'union libre.
La justice, qui ne manque pas quelquefois d'une certaine largeur de vues, avait admis depuis longtemps qu'un lien de droit existât entre concubins notoires et que, par exemple, la maîtresse reconnue pût obtenir, au détriment même de la femme mariée, réparation de la mort accidentelle de son amant.
Mais l'initiative de l'Assistance publique a dû émouvoir la justice en marche et lui faire craindre de se laisser distancer dans la compréhension de ces raisons de cœur que la raison ne connaît pas.
Et délibérément enhardie dans le domaine sentimental, elle vient d'admettre officiellement qu'un homme peut avoir deux maîtresses, à qui, s'il disparait par la faute d'un tiers, est dû réparation.
C'est à propos d'un pénible accident de la route que le tribunal de Corbeil s'est résolument engagé dans le sentier fleuri de la polygamie de fait. Le capitaine Challes, le célèbre pilote du circuit des capitales, avait, en auto, renversé sur la route de Fontainebleau à Paris un piéton imprudent, un Syrien, commerçant en meubles à Paris. Le blessé avait tôt après succombé. Il n'avait pas de famille, mais laissait deux amies qui, sans se manifester aucune jalousie, demandaient à l'aviateur des dommages-intérêts pour la perte qu'elles avaient éprouvée.
La première vivait à Paris avec le négociant syrien la première partie de la semaine. La seconde bénéficiait à Ris-Orangis des week-ends du défunt. Toutes deux n'avaient pas d'autres ressources que ses générosités, faisaient valoir pour elles Me Sudaka et Me André.
Mais Me Chresteil et Me Fernand Weils, défenseurs du pilote, s'étonnaient de ces revendications jumelles qui ne manquaient pas, en se produisant ensemble, d'une certaine originalité.
- Où allons-nous, messieurs, plaidait Me Colette Hauser qui représentait avec une éloquente pudeur la compagnie d'assurances de l'aviateur, si le tribunal reconnaît la légitimité des attachements multiples. Le cœur humain peut être innombrable. Sanctionnerez-vous par une sentence l'immoralité de harems officieux. Et envisagerez-vous sans inquiétude la mort d'un pacha oriental dans un accident d'auto ?
N'ayant pas à se préoccuper d'éventualités aussi redoutables, le tribunal de Corbeil a admis la concomitance des affections du Syrien et le droit à réparation de chacune de ses maîtresses.
Établissant pourtant une juste distinction entre les deux jeunes femmes, il a accordé 40.000 francs de dommages-intérêts à celle qui vivait avec lui quatre jours par semaine et 30.000 à la seconde. Jugement évidemment inspiré de Salomon, non seulement au point de vue de l'équité, mais encore quant à l'étendue des sentiments du grand roi qui possédait 400 femmes et 300 concubines, sans parler de la reine de Saba. On frémit pourtant à l'idée de l'étendue de la responsabilité du chauffeur qui aurait eu le malheur de heurter, s'il vivait encore à notre époque, le grand juge, sur une route, dans le ressort de Corbeil. »
Article paru dans Le Matin du 1er janvier 1932 Source : Retronews
À noter
♦ Parmi tous les membres de la famille Challe - le s étant une coquille - liés de près ou de loin à l'aviation, il pourrait, par déduction (rectification sera faite en cas contraire), s'agir dans cet article du capitaine René Challe (1898-1984) qui révéla d'excellentes qualités de pilote et qui se lança à partir de 1924 dans de nombreuses compétitions et devint un spécialiste des raids aériens sur longue distance.
♦ Cet article fut relayé par la presse américaine dans le Chicago Daily Tribune & The Europe's American Newspaper du 2 janvier 1932 (publication à destination des ressortissants américains à l'étranger). Sa majeure partie fut traduite en anglais.
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